Cabotage dans l'Inachevé par Christiane Roederer

Étrange pouvoir d’un mot dont le préfixe provocateur fait naître d’innombrables réflexions, voire de transgressives explorations.

S’il faut l’ancrer dans la réalité ce pourrait être le nom d’un esquif, fol baroudeur sur le long fleuve de l’aventure humaine.

Mais l’esquif est fragile. Préférons la barque plus robuste quoique sans grément, mue à la rame par les aventuriers de la vie. Ce sera donc l’Inachevée, la barque, symbole de l’Éternité qui attend les voyageurs que nous sommes, lieu mythique d’ancrage, de refuge pour les traversées de l’existence :

« Il y a plaisir d’être dans un vaisseau battu par l’orage, lorsqu’on est assuré qu’il ne périra pas » disait Pascal le chrétien.

La barque a une longue histoire inscrite dans la mythologie grecque notamment dans la littérature par l’Odyssée qui raconte l’errance maritime d’Ulysse lors de son retour à Ithaque souvent représenté à la proue d’un bateau ; dans la philosophie : la Barque des sens de Bachelard ; la peinture : la fameuse Barque de Dante par Delacroix, sa première œuvre.

Cette association d’une barque virtuelle à l’Inachevé permet de jeter l’ancre dans quelques criques où nous attendent d’extravagantes rencontres.   

Quoi qu’il en soit, vaisseau, esquif, arche, barque… peu importe notre choix, la puissance du fleuve les charrie que le passeur soit Éros, dieu de l’Amour ou Hadès, maître des Enfers.

Si nous sommes libres de choisir notre passeur, nous ne pouvons nous opposer à l’évolution constante de notre parcours personnel influencé voire soumis à celle de la société.

Notre barque porte bien son nom tant l’Inachevé est nécessaire à l’évolution individuelle.

Les neurosciences ont démontré, spécifiquement les travaux du Prof. Stanislas Dehaene, l’importance dans l’apprentissage de la vie de laisser une part d’inachevé afin de susciter la curiosité de l’apprenant. Or nous sommes des « apprenants » à chaque instant d’où l’importance symbolique de la rame, prolongement de notre bras et véhicule de nos sens, de notre volonté, de notre liberté.

« Je suis ce que je fais » Le Prof. Lionel Naccache toujours sous l’angle de l’apport des neurosciences écrit : « À chaque instant nous inventons à notre insu… L’illusion de complétude repose sur une précieuse capacité à inventer l’invu. Ces rouages constituent ainsi un dispositif créatif sélectionné au fil de l’évolution et qui offre une incroyable faculté : en inventant de manière vraisemblable ce qui va au-delà de nos ressources perceptives limitées, nous décuplons notre capacité à agir sur le monde et à interagir sans compromettre nos ressources attentionnelles conscientes très limitées ».

Le Prof. Naccache regroupe l’ensemble de ces processus cognitifs fondamentaux, inhérents à tout être humain sous le sigle de FIC pour fictions-interprétations- croyances. L’inachevé permet à ces processus de s’exprimer et ils sont source de satisfaction et de plaisir.

Le Prof. Naccache et Nancy Huston se renvoient souvent la balle entre les neurosciences et la création littéraire. Dans son ouvrage « l’Espèce fabulatrice », elle exalte le roman en tant que lieu de rêve, de découvertes, d’enrichissement : « C’est parce que les réalités humaines sont gorgées de fictions involontaires ou pauvres qu’il importe d’inventer des fictions volontaires et riches ».

Le tout est de choisir sa fiction, d’accepter de mettre ses pas dans ceux de l’auteur, de s’envoler avec lui de façon éphémère, de participer à cette prérogative divine qu’est la création. En fait, expérimenter en chacun de nous la part du divin… notre part d’inachevé !

Poursuivons notre cabotage.

Aux premières lumières de l’aube la barque a laissé filer son ancre vers une méditation peut-être incongrue ou carrément transgressive ?

Un constat vertigineux. Que ce soit dans la Bible ou dans la Kabbale, est soulignée la rétractation de Dieu pour laisser la place à l’Homme afin qu’il fasse le travail de réparation et d’unité dans un monde inachevé. A lui de faire siennes les lois divines… A lui de faire coexister son désir de transcendance et les limites de son « humanitude *»

Sur le chemin de halage chemine Vladimir Jankélévitch, silhouette rassurante : « La prétention de toucher un jour à la Vérité est une utopie dogmatique : ce qui importe c’est d’aller jusqu’au bout de ce qu’on peut faire, d’atteindre à une cohérence sans failles, de faire affleurer les questions les plus cachées, les plus informulables pour en faire un monde lisse ».

Soudain la barque se cabre dans de sombres remous comme si elle prenait en charge notre sentiment d’impuissance devant la mort, souveraine maîtresse des destinées.

Voici le lumineux fantôme d’un Mozart emporté à 35 ans. Il avait exploré toutes les formes d’expression musicale : symphonies, concertos, opéras, messes dont le divin Requiem, sa dernière œuvre inachevée comme si le destin le forçait à confier la poursuite de son œuvre aux générations futures dans un ultime acte de foi.

Voici le majestueux « Prince Igor » d’Alexandre Borodine, emporté sur un air de valse à 53 ans. L’écriture de cet opéra a été achevée par plusieurs de ses amis, notamment Nicolaï Rimsky-Korsakov et Moussorgsky.

D’un talent à l’autre, d’une âme à l’autre, la musique creuse le ciel, n’est-ce pas M. Baudelaire ? Quand elle est inachevée, son pouvoir créatif est universel.

Les rames de l’Inachevée sont à présent immobiles en hommage aux victimes prématurées de la grande Faucheuse : Flaubert, Dickens, Camus, Perec entre autres. C’est l’obstination filiale ou amicale qui a permis la parution de leur œuvre à titre posthume.

A titre d’exemple il convient d’évoquer « la Suite française » d’Irène Némirovsky, une œuvre violente, lucide, ironique sur la société de l’époque. Déportée à Auschwitz en 1942, ce sont ses filles qui s’acharneront à reprendre le manuscrit, à le faire éditer. Ce fut un succès mondial qui obtiendra le Prix Renaudot en 2004, une occasion au-delà du temps de reconnaître la culpabilité persistante d’une France qui avait collaborée ; une injonction au devoir de mémoire ; la puissance d’un message au prix d’une vie sacrifiée.

Sous l’ardeur du soleil, le fleuve caresse à présent la coque de la barque apaisée. Les rames reprennent de la force et entraînent la pensée vers un nouveau constat : il arrive que l’inachevé découle d’un acte volontaire.

« Perceval ou le conte du Graal », ce roman commencé au 12e s. par Chrétien de Troyes, reste inachevé malgré quelques tentatives postérieures, sans doute parce que l’histoire du Graal et les mystères mystiques sont impossibles à résoudre. Un humble et honnête renoncement…

Il faudrait encore citer Gide d’une part dans son long entretien avec le poète japonais Kobayashi sur le statut de l’inachevé ; d’autre part comme une sorte d’expression achevée d’un inachevé structurel dans « Paludes » où l’auteur invite le lecteur à compléter « les phrases les plus remarquables » de son œuvre.

… Et Kafka en son château, roman métaphorique de l’être humain cherchant en vain un sens à sa vie… Le romancier a suspendu son récit au milieu d’une phrase appelant chacun d’entre nous à trouver une issue…

L’Inachevé… Ce mot à première vue rébarbatif prend peu à peu une autre dimension quand il est apprivoisé par un conservateur de musée, celui d’Oxford en l’occurrence : « Le poids des collections paralyse les musées traditionnels. Or l’art contemporain est en perpétuel devenir : le propre de la beauté est que l’on ne sait jamais ce qu’elle sera, et nous voulons rester ouverts à cette interaction de l’art et de la vie ».

Que se passe-t-il ? Est-ce la vastitude du ciel, l’allégrité du vent, l’accélération des eaux qui soudain insufflent une sorte d’allégresse à la barque ? Elle file… file le long des berges inexplorées. Les rames s’immobilisent…

L’eau à l’infini ! La mer ! Lieu symbolique de naissance et de renaissance mais aussi lieu d’incertitude, de doute, d’acceptation délibérée ou forcée de l’Inachevé… Autant d’itinéraires qui peuvent mener au bien ou au mal.

La mer, l’océan… soit l’univers après l’intime où l’Inachevé devient transcendance par une mystérieuse aspiration d’union avec le cosmos au-delà du perceptible, à la recherche de la perfection dans le dépassement de soi.

Au risque de chavirer en haute mer, notre petite barque virtuelle offre l’hospitalité à deux passeurs d’Espérance :  Pierre Teilhard de Chardin et Claude Tresmontant. Deux amis selon la belle formule du premier : « Tout ce qui monte converge ».

Deux aventuriers de la philosophie l’une nourrie par l’anthropologie, l’autre, notamment par la métaphysique de l’Inachevé. En effet, Tresmontant a su penser l’être en genèse dans un audacieux dialogue avec les sciences contemporaines qui lui permettent de concevoir la métamorphose du monde en devenir.

Par le plus jubilatoire des hasards, Teilhard, debout à la proue comme un capitaine au long cours, nous encourage pour notre passionnant et périlleux voyage :  

 « C’est sur l’Océan mystérieux des énergies morales à explorer et à humaniser que s’embarqueront les plus hardis navigateurs de demain. Tout essayer et tout pousser à bout dans la direction de la plus grande conscience ».

Une femme, Marguerite Yourcenar, la première à être élue à l’Académie française,

confie dans un ultime message aux passagers de l’eau et du vent que nous sommes :

« Il n’est pas difficile de nourrir des pensées admirables lorsque les étoiles sont présentes ».

 

Christiane Roederer

Président d’honneur, Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts

Président honoraire, Société des Écrivains d’Alsace, de Lorraine et du Territoire de Belfort

 

BIBLIOGRAPHIE

Prof. Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, sur la chaire nouvellement créée de Psychologie cognitive expérimentale.

Prof. Lionel Naccache, neurologue, chercheur en neurosciences

 Le Cinéma intérieur, 2020, Odile Jacob sciences

Nancy Huston, l’Espèce fabulatrice, Babel, mai 2010

Humanitude, néologisme d’Albert Jacquard

Vladimir Jankélévitch, « Quelque part dans l’inachevé », entretien avec Béatrice Berlowitz, Gallimard, 1978, titre emprunté à Rilke

Irène Némirovsky, La Suite française, réédition Denoël, 2020

Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, Flammarion, 2012

Franz Kafka, Le Château, Gallimard, 1972

Gide dans son long entretien avec le poète japonais Kobayashi :

David Elliott, directeur du Mori Museum et ancien directeur du Museum of Modem Art d’Oxford, cité dans un article de Philippe Pons (« Dans le ciel de Tôkyô, le musée du bonheur de la Mori Tower » : Le Monde daté du dimanche 26 octobre 2003 et du lundi 27 octobre 2003)

 

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), « Le phénomène humain », première édition à titre posthume en 1955. Rééditions au Seuil.

 

Claude Tresmontant (1925-1997) « Métaphysique de l’Inachevé », sous la direction de Philippe Gagnon, Collection : Cahiers Disputatio

 Marguerite Yourcenar, « Alexis ou le Traité du vain combat / Le Coup de grâce », Paris, Gallimard, 1978