Chanter la Tosca

Christiane Stutzmann - Académie de Stanislas

Conférence donnée par Christiane Stutzmann le 28 avril 2022

            Dans le cadre du partenariat noué entre l’Académie de Stanislas et le Conservatoire de musique de Nancy, Christiane Stutzmann de l’Opéra, a donné au Conservatoire une magnifique conférence.

Remarquée très tôt pour sa voix de Soprano Dramatique, C. Stutzmann a débuté très rapidement une remarquable carrière sur les grandes scènes lyriques françaises et internationales. Elle est allée du théâtre San Carlo de Naples à la Fenice, à la Monnaie, à l’Opéra de Rio de Janeiro, au théâtre Real de Madrid, etc. Spécialisée dans le répertoire français et italien, C. Stutzmann a débuté à l’Opéra de Paris en 1968 dans le rôle de Floria Tosca. Elle a interprété plus de cinquante premiers rôles dans tous les répertoires, sans oublier l’opérette viennoise et les compositeurs contemporains. Elle a ensuite enseigné le chant et l’art lyrique au Conservatoire de Nancy où elle a formé de nombreux chanteurs, à commencer par sa fille, la contralto et chef d’orchestre internationale, Nathalie Stutzmann. Elle est actuellement directrice de l’orchestre d’Atlanta.

 

Élue présidente de l’Académie de Stanislas le 13 juin 2010, Christiane Stutzmann était la première femme à accéder à cette fonction. Très impliquée dans les activités de l’Académie, C. Stutzmann est désormais présidente honoraire de la compagnie fondée en 1750.

 

Laissons la parole à Christiane Stutzmann :

Chanter la Tosca est tout d’abord, un privilège, car parmi la cinquantaine de rôles que j’ai interprétés dans ma carrière, c’est celui qui est le plus complet et sans doute le plus original de mon répertoire.

    Ce rôle ne ressemble à aucun autre, tant par l’écriture vocale que Puccini a si bien collée au personnage de la pièce, que par l’originalité du sujet politico-policier sorti de la plume de Victorien Sardou. La pièce est une parfaite réussite et l’ouvrage, un authentique chef d’œuvre !

    Puccini avait déclaré qu’il donnerait sa fortune pour trouver une autre pièce de cette qualité

    Quoi de plus extraordinaire pour une cantatrice que de chanter le rôle d’une diva, héroïne d’opéra ? Et quelle revanche pour une soprano d’expérimenter une scène de crime dont elle est l’auteur alors qu’elle en a toujours été la victime ! Et qui plus est, pour tuer avec une arme blanche.

  La belle et sanguine Tosca est le personnage le plus saisissant né de la plume de Puccini, qui s’inspire d’un personnage créé au théâtre par la grande Sarah Bernhardt.

    En passant du théâtre à l’opéra, la pièce de Victorien Sardou devient le symbole même de l’art lyrique.

   Une femme au caractère bien trempé, qui se jette finalement dans le Tibre parce qu’elle n’a pas d’autre choix, alors que très souvent les rôles réservés aux sopranos sont des rôles de jeunes femmes qui sont les proies ou les victimes éternellement sacrifiées qui meurent soit d’épuisement, de faiblesse ou de phtisie comme Mimi, ou encore de la main de leur amant ou de leur mari, comme c’est le cas de Nedda qui est poignardée par son mari Canio fou de jalousie, ou étranglée par Otello etc. Car, d’une part l’opéra est un drame et d’autre part, la femme est presque toujours la victime des hommes et (ou) de l’amour. C’est probablement la raison pour laquelle André Tubeuf écrit :

   L’opéra est la victoire des femmes parce que c’est à elles qu’il laisse le dernier mot : il leur offre leur apothéose car l’effusion lyrique est une mise en gloire.

    Cependant, chanter Puccini n’est pas une mince affaire. Sa musique n’a rien de commun avec celle de son célèbre prédécesseur auquel on le compare trop souvent, je veux parler de Verdi.

   Au XIXe siècle, l’opéra italien continue de laisser une place de choix à la voix. Mais Puccini va s’intéresser à la technique du chant lyrique italien pour créer son propre style : il faut bien le reconnaître, grandement inspiré dans un premier temps par la statue de commandeur qu’est Giuseppe Verdi dont les opéras animés du souffle patriotique, font de lui le champion des idées libérales et du patriotisme italien dont Puccini ne reprendra nullement le flambeau.

    Chez Puccini, chaque note chantée exprime d’abord le sentiment profond qui anime le personnage alors que l’orchestre déroule deux fonctions principales ; celle de l’évocation et celle de la narration.

     Sa musique dit le drame à travers l’usage du leitmotiv alors   que l’orchestre déroule une indépendance de plus en plus grande par rapport à la ligne vocale elle-même. Les coloris orchestraux, les timbres et les jeux permettent d’évoquer une ambiance, une atmosphère et un lieu précis, comme le Lamento du troisième acte où la clarinette décrit tout le désespoir de Mario avant son exécution au Château Saint-Ange.

   Alors que chez Verdi, les repères sont les mêmes que dans le bel canto romantique de Bellini ou Donizetti. Verdi compte fortement sur son don mélodique comme ultime instrument d’expression musicale. En fait, dans plusieurs passages, et particulièrement dans ses arias, l’harmonie est ascétique, tout l’orchestre sonnant comme un grand instrument d’accompagnement, comme une « grande guitare », dira Stravinsky.

    Chez Puccini, contrairement à d’autres compositeurs, la mise en scène est écrite sur ses partitions, et la musique souligne l’action scénique, comme c’est le cas à la fin du deuxième acte où les accords correspondent exactement au moment où la Tosca après avoir tué Scarpia, met un Christ sur sa poitrine et va chercher deux chandeliers qu’elle dépose autour du corps à terre. Puccini l’avait vu ainsi à Florence le 5 octobre 1895 lorsqu’il vint applaudir la grande tragédienne Sarah Bernhardt dans la pièce de Victorien Sardou, pour laquelle il eut un véritable coup de foudre.

   On pourrait dire que Tosca procède du théâtre tout en préfigurant le rythme et les émotions propres au cinéma. Ainsi le meurtre de Scarpia par Tosca est accompagné par un orchestre saisi de violents soubresauts, comme en proie à des convulsions rythmiques qui brisent le discours musical. La scène est d’une incroyable violence, très rare sur une scène lyrique.    Chez Puccini, la voix est au service d’un Théâtre où le naturel doit toujours transparaître alors que les difficultés – invisibles- sont nombreuses. Puccini a toujours cherché à établir une relation équilibrée entre un nœud dramatique cohérent et le développement d’un lyrisme musical.

    Il déclare d’ailleurs : Je suis un homme de Théâtre, je fais du théâtre et je suis un visuel. Je vois les personnages, les couleurs et les gestes des personnages. Et si, enfermé chez moi je ne réussis pas à voir la scène plantée là devant moi, je n’écris pas, je ne peux pas écrire une note !

    Rendre la vérité des lieux pour produire une impression de réalité est un souci constant chez Puccini qui possède le goût de la précision et de la couleur locale.

   L’opéra tisse une histoire d’amour et de politique sur laquelle plane, dès le lever du rideau, la figure du terrifiant chef de la police, le Baron Scarpia, l’impitoyable bourreau des deux amants pris au piège d’une sombre machination policière. Il règne en maître absolu dans le Palais Farnese (aujourd’hui encore siège de l’Ambassade de France).

   Toutes les œuvres de Puccini témoignent de sa volonté de s’éloigner du lyrisme italien traditionnel pour proposer une nouvelle déclamation vocale.

   Tosca, ce sont deux heures d’action et de passion coulées dans un lyrisme torrentiel et une orchestration luxueuse, sur un livret qui a l’efficacité d’un scénario de cinéma. Tous les ingrédients du parfait mélodrame s’entremêlent et résonnent avec une force et une modernité intactes. On a pu d’ailleurs constater que le public est très friand de cet opéra qui ne ressemble à aucun autre, avec son sujet des plus réalistes, et la ville de Rome en toile de fond. Peinture des passions humaines, Tosca est aussi un drame, une condamnation de la monarchie absolue et de l’Ancien Régime.

    Quelques mots sur le compositeur : Giacomo Puccini est né le 22 décembre 1858 dans le grand-duché de Toscane ; il est considéré comme l’un des plus grands compositeurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

   Issu d’une famille de longue tradition musicale dans laquelle cinq générations de musiciens se sont succédé, il écrira douze opéras qui sont pour la plupart de véritables chefs d’oeuvre. Puccini meurt à Bruxelles, le 29 novembre 1924, des suites cardiaques dues à son cancer de la gorge, opéré dans de mauvaises conditions.

   Son treizième et dernier opéra Turandot écrit en 1924, reste inachevé ; les deux dernières scènes en seront complétées par Franco Alfano.

   Puccini, qui croit à la force et au potentiel lyrique du sujet est conscient de la nécessité de procéder à une adaptation car il lui faut se débarrasser des vingt-trois personnages de la pièce de Sardou.

   Ce que veut Puccini c’est réaliser une œuvre musicale où le sujet n’est plus seulement un prétexte : il ambitionne de réaliser un opéra qui soit aussi du théâtre avec des personnages qui s’imposent par le réalisme de leurs désirs et de leurs actes.

   C’est en 1900 qu’il termine la composition de Tosca, son cinquième opéra, un opéra qui mêle des dimensions politiques nationalistes à celles des préoccupations amoureuses et érotiques rendues plus vivaces par le rapport à la torture, au suicide, au meurtre et à l’exécution.

   De la part des librettistes – Giacosa et Illica – les réponses sont : la concision, la rapidité des actions, la peinture sans complaisance des personnages, ce à quoi l’on peut rajouter une grande habilité dans la conduite du drame, la simultanéité de scènes tragiques et galantes : pendant l’interrogatoire brutal de Cavaradossi, l’on entend la fête donnée en l’honneur de la Reine. Puis, également le pastoureau qui vient chanter son innocence à quelques minutes de l’exécution de Mario au Château Saint-Ange.

   Il va en résulter un opéra de bout en bout hanté par la trahison et la révolte contre l’arbitraire de l’oppression politique. Un opéra plein de fureur, traversé de cris déchirants, d’une véhémence incomparable.

   L’action commence le 17 juin 1800, à Rome : la ville des papes sort de deux années d’occupation par les troupes françaises du Directoire.

« La difficulté consiste à commencer un opéra, c’est-à-dire, à trouver son atmosphère ».

   Cette remarque de Puccini rend compte de sa démarche créatrice : dès les premières mesures, l’atmosphère du drame est installée, l’action commence sans ouverture. Les deux premières mesures de l’œuvre retentissent comme un avertissement menaçant ; trois accords discordants assenés avec violence par l’orchestre projetant l’ombre de Scarpia qui pèse d’emblée sur l’œuvre avant même son apparition.

   Ce sujet pourrait être un scénario de cinéma presque un polar élégant dont le drame s’appuie sur une histoire d’amour qui se joue sur un fond politique où le poison contamine peu à peu cet oppressant huis clos, entre le terrifiant chef de la police le Baron Scarpia, la belle cantatrice Floria Tosca et son amant le peintre Mario Cavaradossi,

   Une courte mais magistrale participation des chœurs pour le magnifique Te Deum de la fin du premier acte. Un orchestre symphonique somptueux.

   Une atmosphère de ruse, d’hypocrisie et de terreur environne continûment Scarpia en assurant son omniprésence. Les motifs récurrents concourent à la peinture de l’atmosphère.

   Le thème musical associé à ce glaçant personnage rend palpables sa violence et son insatiable cruauté. Le résultat en est cette formidable scène de la fin du premier acte au cours de laquelle Scarpia, au milieu de l’église, s’enflamme à la perspective de posséder enfin la Tosca.

   La voix de Scarpia, portée par son désir, fait alors un contrepoint sombre à l’élan lumineux du Te Deum chanté par les paroissiens et clercs de l’église Sant’Andrea pour célébrer la victoire des troupes autrichiennes sur les « impies » français ! Mais la foule en liesse ne sait pas encore que Bonaparte, grâce à l’arrivée in extremis du corps d’armée du général Desaix, (qui mourra d’ailleurs au combat), va retourner la situation et l’emporter finalement sur les Autrichiens. Ce retournement est un ressort essentiel du drame.

   Ce final du premier acte est un chef d’œuvre absolu, tant par cette géniale juxtaposition orchestrale et mélodique, où les voix des enfants de la maîtrise auxquelles s’ajoutent celles des clercs et de la foule, se superposent sur la ligne de chant de Scarpia.

  Le thème musical associé à ce glaçant personnage rend palpable sa violence et son insatiable cruauté. Puccini échappe pourtant au réalisme tragique du vérisme, grâce à sa passion pour les romantiques comme Alfred de Musset ou Heinrich Heine, mais aussi en raison de sa modernité théâtrale et musicale. De plus, dans Tosca, Puccini montre l’étendue de son génie de mélodiste, d’architecte des formes musicales, de véritable peintre des sentiments, grâce à la mobilité et la fluidité de sa musique qui va transfigurer le ressort dramatique de l’œuvre ; sa méthode va consister en l’utilisation systématique du « leitmotiv » sur le modèle wagnérien.

  Pas une action, pas un sentiment, pas une allusion qui ne soit soulignée par un thème identifiable : chaque personnage a le sien ; chaque lieu, Rome, le Palais Farnèse, le Château Saint-Ange, Scarpia, Tosca, Cavaradossi, le Sacristain et de ce véritable puzzle de thèmes ou de motifs très dissemblables, va découler une continuité dramatique surprenante.

   La rapidité de l’action, les effets saisissants, la violence de désirs exacerbés, l’émotion suscitée par l’évocation d’une éprouvante scène de torture, la terreur née de la violence policière, tout concourt à impressionner fortement le spectateur emporté par un flot de passions et de sensations. La partition déroule un flot impétueux et ininterrompu jusqu’au cri final de l’héroïne qui se jette dans le vide. Puis, l’orchestre reprend une dernière fois le motif déchirant du lamento.

    N’oublions pas cependant, qu’avant d’être un opéra, La Tosca est un drame de Victorien Sardou, artiste, dramaturge, écrivain, né en 1831 à Paris où il est mort en 1908. Auteur dramatique français au talent reconnu qui lui valut d’être Grand-Croix de la Légion d’Honneur.

   Dans sa carrière féconde, on compte : La Tosca 1887 écrite spécialement pour Sarah Bernhardt, à l’instar de nombre de ses pièces ultérieures : Fédora, Cléopâtre, Gismonda, Théodor, La Sorcière. Mais aussi Les Merveilleuses, Paméla, Thermidor, Robespierre et la très célèbre Madame Sans Gêne (1893) et L’Affaire des poisons (1907) etc.

   A partir de 1882 s’amorce pour Victorien Sardou une collaboration fructueuse avec la grande Sarah Bernhardt qui devient sa muse. Le rôle de Floria Tosca fut l’un de ses préférés et elle l’interprétera un peu partout de par le monde, de 1887 à 1913.

   A la création de La Tosca, le 14 janvier 1900, au Théâtre Costanzi de Rome, Giacomo Puccini règne en nouveau maître de l’opéra italien. La célébrité de celui qui s’impose comme le digne héritier de Verdi, s’étend bien au-delà de l’Italie.

   Mais son cinquième ouvrage commence par recevoir un accueil mitigé, tout à fait symptomatique du curieux paradoxe qui s’attache à l’ensemble de son œuvre. Rejet et enthousiasme !

   En effet, Tosca suscite l’indignation de la critique dès le soir de sa création à Rome, mais fort heureusement, lorsqu’Arturo Toscanini reprend la direction de l’ouvrage, il obtient un formidable succès populaire. Le triomphe passe par Milan, Turin, Naples, Londres, New York, Buenos Aires, Odessa, Rio, etc.

   Officialisant les brutalités policières, pointant du doigt les liens de l’Église avec la plus basse police, abandonnant la loi à un Tartuffe qui, par son rang, en acquiert un droit de vie ou de mort, la pièce telle que la présente Puccini – ou plutôt Sardou – a tout pour scandaliser.

   Et pendant ce temps, le public s’enflamme, applaudit et assure le succès de cette dérangeante Tosca.

    Le paradoxe est encore plus grand quand on ajoute que Puccini est aussi l’un des compositeurs les plus estimés de ses pairs. Son œuvre est d’autant plus emblématique de son époque qu’elle semble marquer un tournant, apparaissant à la fois comme l’un des derniers grands opéras populaires et le premier opéra moderne, ce qui explique ce « choc de la modernité »

    Mais c’est aussi l’écho d’une époque secouée par le malaise social, où l’anarchisme se répand dans toute l’Europe, où l’affaire Dreyfus a déchiré la société, où la Commune de Paris a laissé des traces, où Giovanni Verga en Italie et Zola en France inscrivent dans la littérature cette réalité sociale que l’art avait auparavant pour mission de faire oublier.

  Les reproches formulés par les critiques sont révélateurs d’une profonde incompréhension face à la modernité de l’ouvrage qui s’impose par un réalisme puissant, résultant du contraste de situations fortes se succédant à un rythme haletant en suivant un découpage qui annonce un autre art naissant, le cinéma.

    Trois ans après la création à Rome, Tosca est créée à Paris, le 13 octobre 1903 à l’Opéra- Comique, sous la direction d’André Messager.

 « Chaque fois qu’on l’entend, la musique de Puccini semble plus belle » disait Igor Stravinsky. C’est sans doute la raison essentielle de l’immense succès de Tosca qui continue à rassembler un vaste public à travers le monde.

    Puccini reste le dernier grand compositeur d’opéra populaire qui a su allier la modernité et la beauté de son écriture vocale et orchestrale, à celle d’une adaptation théâtrale réaliste et innovante. La Tosca en est le parfait exemple.