Mgr DORÉ, de l'ACADÉMIE d'ALSACE

N'attendez pas que votre cathédrale brûle pour vous y intéresser

Archevêque émérite de Strasbourg, doyen honoraire de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris, Mgr Joseph Doré dirige la collection « La grâce d’une cathédrale » (trente volumes parus, mille auteurs publiés). Il est membre du comité d’honneur de l’Académie d’Alsace. Deux ans après l’incendie de Notre-Dame de Paris, il éclaire le sens de ce vivant, fragile et précieux patrimoine national.

Les cathédrales sont là ; elles sont belles ; et tout le monde a de la considération pour elles. Mais tout ne se passe-t-il pas souvent comme si leur existence paraissait aller de soi, voire semblait garantie pour les siècles ? Et cela sans que nous ayons besoin, en somme, de faire plus que les visiter un jour, les montrer une fois à nos enfants, et recueillir à l’occasion sur l’une ou l’autre d’entre elles telle information plus ou moins inédite. Sans que, en tout cas, nous ayons eu les moyens de réaliser combien elles appartiennent à notre histoire et à notre culture propres, et à quel point elles sont susceptibles d’être reconnues comme relevant du patrimoine de l’humanité tout entière.

Il me semble que l’incendie de Notre-Dame de Paris nous invite à une prise de conscience et à une réflexion qui pourraient s’avérer bénéfiques à deux égards au moins. D’abord dans l’ordre de la connaissance et donc de la culture en général ; ensuite dans l’ordre de notre existence même et de ce qui peut l’éclairer et lui donner sens.

C’est avant tout ma propre expérience qui m’a ici instruit. Lorsqu’en 1997 j’ai été nommé archevêque de Strasbourg, je n’ai pas seulement, comme bien d’autres, été tout de suite attiré par la prestigieuse cathédrale du lieu. J’ai vite noué avec elle un lien qui n’a cessé de s’enrichir avec le temps, et qui a fini par me conduire quelque dix années plus tard à publier sur elle un ouvrage collectif qui devait être à l’origine d’une collection dont le titre, « La grâce d’une cathédrale », est à lui seul un programme. Partout, le même enchantement à travers la découverte, la fréquentation et l’étude attentive de chacun de ces prestigieux monuments, de plus en plus visités certes, mais en fait de moins en moins connus.

Tout d’abord, l’histoire de la construction souvent étalée sur huit siècles au moins mais qui prenait le relais de plusieurs édifices antérieurs, informe sur des savoir-faire et des techniques spécifiques dont, hors les milieux spécialisés, nous n’avons plus guère idée. Elle renseigne également sur un ensemble de conditions matérielles et sociales, politiques et sociétales – spirituelles et religieuses aussi ! –, qui ne sont plus les nôtres, mais qui ont prouvé leur fécondité en multipliant sous nos yeux les chefs-d’œuvre. N’hésitons pas à toujours rappeler que leurs bâtisseurs n’étaient pas des esclaves comme sur les chantiers de l’Antiquité, mais des hommes libres, qui pouvaient signer leur œuvre.

Ensuite, l’examen méthodique de l’édifice en son état actuel permet de découvrir une série de merveilles dont nous ne trouvons pas l’équivalent ailleurs. Cela commence bien sûr par l’architecture mais cela continue par la sculpture, le vitrail, la peinture, l’orfèvrerie, la paramentique… que sais-je ?

En troisième lieu, le relevé systématique des événements dont tous ces édifices ont été le lieu à travers les siècles éclaire sur les raisons de l’attention qui leur a été portée jusqu’aujourd’hui. En réalité, dans la plupart des cathédrales se situent à la fois les bases historiques et le point géographiquement culminant de la cité dont chacune constitue le cœur. À l’évidence, les étonnantes réactions dont nous avons été les témoins pour Notre-Dame de Paris, puis un an après pour la cathédrale Saint-Pierre/Saint-Paul de Nantes, ne font que révéler un attachement profond que les siècles avaient non pas éteint mais bel et bien – en quelque sorte mystérieusement – entretenu et nourri.

Ce n’est pas tout cependant ! Car, alors que ce n’est plus le cas ni pour le Louvre ni pour Chambord par exemple, les cathédrales continuent d’être fréquentées et de vivre aussi – et même d’abord ! – pour la raison même pour laquelle elles ont été construites puis dûment entretenues, agrandies et restaurées jusqu’à nous. À savoir : pour le rassemblement d’un peuple de croyants qui, autour de son évêque et de ceux qui concourent à son ministère épiscopal, vient y célébrer la foi qu’il professe, la nourrir et en témoigner avec ferveur et solennité.

Il vous est parfaitement loisible de venir le constater en pleine liberté lors des grandes fêtes qui jalonnent l’année liturgique. Alors, lorsque vous verrez et entendrez toute l’assemblée chanter Celui qu’elle reconnaît comme son seul Seigneur et comme le Sauveur du monde, lorsque les cloches, les grandes orgues sonneront dans tout leur éclat, et lorsque du même coup toutes les pierres de l’édifice se mettront à chanter – alors oui, vous pourrez peut-être expérimenter vous-même ce qu’est vraiment une cathédrale, et ce qu’elle veut et peut signifier.

Alors, il vous sera peut-être aussi donné de vivre quelque chose de ce qui s’appelle ni plus ni moins la Grâce.

Mgr Joseph Doré, à gauche, lors du colloque de la Conférence nationale des Académies en octobre 2018 en Alsace, où il était intervenu en compagnie de ses confrères et amis Marc Lienhardt, ancien président de l’église luthérienne d’Alsace (au centre), et René Gutman, ancien grand rabbin du Bas-Rhin. (Photo Claude Truong-Ngoc)