L'ENFANT LICORNE
Marie-Odile Goudet - Académie de Mâcon
« Gamine », un nom difficile à porter pour une vieille jument ! Certes ses sabots avaient toujours été empanachés de poils, son encolure épaisse et son ventre rond, comme il sied à la rude race percheronne, conçue pour les travaux de force. Mais un peu partout, la robe rouanne se parsemait de gris, et malgré la bedaine toujours confortable, on devinait les côtes devenues saillantes avec l’âge.
Le joli lacis de veines qui autrefois enserrait son chanfrein de pouliche, avait gonflé au point de devenir disgracieux, et ses yeux, ses yeux surtout, bordés de longs cils blanchis, s’étaient enfoncés dans les orbites creusées, et ne gardaient plus que cette expression indécise des vieilles bêtes de somme, dont on ne sait plus si elle est apathie ou résignation.
Pour Gamine, le temps des espiègleries était bien révolu, celui des ruades pour le plaisir dans le pré, quand le Toine la dételait de la charrue. Finies les joyeuses roulades, les quatre fers en l’air dans la luzerne, ces roulades qui la délassaient du harnais et la rafraîchissaient mieux que n’importe quel bouchonnage.
Du reste, si elle s’appelait « Gamine » depuis bientôt quinze ans qu’elle oeuvrait à la ferme, c’était seulement parce que le hongre robuste qui l’y avait précédée répondait au nom de « Gamin ». Ses propriétaires manquaient un peu d’imagination, et elle n’avait échappé au traditionnel « Cocotte » que parce qu’elle ne succédait pas à un « Coco ».
Gamine donc se contentait maintenant, laborieusement, de remplir sa tâche, le pas chaque jour un peu plus lourd et le souffle un peu plus caverneux, plus lente à réagir aux ordres parce qu’elle devenait dure d’oreille.
D’une manière presqu’aussi obscure que celle de l’animal, le Toine gardait pour elle, sans toutefois le manifester, cette tendresse diffuse que l’on a pour ses anciens complices, même s’ils servent moins bien nos projets. Il avait résisté jusqu’à ce jour aux injonctions de son épouse qui n’aimait guère que ses poules à qui elle tordait tout de même le cou sans état d’âme, le jour venu, et qui le pressait de se défaire de cette rosse qui ne gagnait même plus son avoine.
Devant Gamine, on avait encore discuté de l’opportunité de faire venir le boucher pour l’emmener, et cela le jour-même…Mais les mots humains autres que ceux qu’on avait par nécessité pris la peine de lui enseigner ne pénétraient pas la pauvre tête chevaline. Les angoisses qu’aurait pu susciter le débat entre les époux lui furent épargnées…Elle comprenait seulement ce que lui révélaient son instinct, ses muscles fatigués, ses sens émoussés. Elle allait être privée de sa force, de cette exubérance incompréhensible qui dilatait son être au printemps, de cette âpreté de joie et de douleur qu’elle avait connue quand on l’avait laissée interrompre sa vie rude de jument de labour pour donner naissance à un poulain. Bref, elle avait la vague connaissance d’une prochaine fin.
On était précisément au printemps et les nuits se faisant plus douces, on ne la rentrait plus à l’écurie, elle restait au pré. Depuis longtemps, elle ne dormait plus debout comme le font souvent les chevaux, ses jarrets flanchaient, et elle se laissait aller sur le flanc, comme un poulain, le cou allongé dans l’herbe. Gamine somnolait ainsi, étirant ses jambes percluses, quand une odeur fit frémir ses naseaux veloutés au-dessus des dents jaunes. Une odeur inconnue et familière à la fois. Elle s’éveilla tout à fait, sa robe frissonnant toute entière, ses prunelles embuées dardant tout à coup la nuit avec une ardeur dont elles n’étaient plus capables. Et dans un grand effort, la jument se leva, elle, la rosse à bout de force, la bête de somme promise à l’équarrissage après son travail de brute. Elle se leva, parce qu’un autre cheval était là, qui piaffait dans l’enclos. Etait-il noir, gris ou alezan, Gamine ne pouvait le savoir, mais elle voyait une encolure altière et galbée, une longue crinière soulevée par le vent, des membres gracieux et forts. Un cheval ! Et tellement plus beau que le demi-sang, un « Bijou » celui-là, que le vieux notaire attelait à sa jardinière et avec lequel elle avait folâtré autrefois. Tellement plus beau ! Et elle percevait parfaitement le message des antérieurs qui frappaient le sol, impérieux, tandis que deux grandes ailes fouettaient l’air de part et d’autre du garrot puissant. A travers le pré, au milieu des avoines folles qui se mêlaient à la luzerne, car on entretenait moins bien l’herbe depuis que la jument vieillissait, les deux silhouettes s’avancèrent l’une vers l’autre jusqu’à ce que les naseaux dilatés se frôlent, jusqu’à ce que s’abattent sur les flancs râpés de Gamine le duvet soyeux des grandes ailes et que s’élève, triomphant et cuivré, le hennissement de l’étalon…
Une nuit de printemps comme les autres, un songe comme un autre dans la pauvre tête d’une vieille jument .
A l’automne, Gamine ne pouvait décidément plus tirer la charrue, et son ventre avait gonflé. « Peut-être une mauvaise herbe » se disait le Toine. « Faut vite s’en débarrasser » répétait sa femme.
On fit venir le vétérinaire pour s’assurer qu’aucune maladie ne rendait la bête invendable. Celui-ci vint, examina la jument avec attention. Perplexe, il vérifia sa denture à plusieurs reprises, cette denture qui révèle paraît-il l’âge des chevaux aussi sûrement que les cors sur la ramure des cerfs…Il hocha la tête et finit par dire au Toine : « ça n’est peut-être pas le moment d’abattre votre jument, c’est incroyable, mais elle est pleine ! »
Il s’en alla, laissant le couple dans la stupéfaction. « La garce ! », maugréait la femme en retournant vers la ferme. Quant au Toine, il se demandait simplement comment cela avait pu se produire…Le Bijou du notaire, et le notaire lui-même, étaient morts depuis longtemps déjà. Et il y avait belle lurette que dans les exploitations voisines, on avait remplacé les chevaux par des tracteurs. L’avait-on assez brocardé, avec sa charrue et sa bête ! La barrière du pré était toujours fermée, de cela, il était sûr. Gamine n’avait jamais pu sauter, encore moins maintenant…Sollicité par d’autres préoccupations, le Toine se dit simplement que depuis que les citadins reprenaient le goût de la campagne et des sports rustiques, un cavalier amateur aurait laissé filer sa monture, ou que celle-ci se serait échappée d’un lointain centre équestre. Après tout, cela offrait un sursis à sa vieille compagne de travail. A son tour il reprit, mais sur un ton amusé « La garce !» et la quitta avec une claque affectueuse.
Le temps passa, et une nuit pareille à celle de la visite mystérieuse, Gamine comprit que le moment était venu. Elle retrouva l’endroit, sous un arbre, tout au fond du pré, où étaient nés ses autres petits, et rassembla le reste de ses forces. Mais cette fois, elle eut l’impression que c’était un nuage qui sortait d’elle. Un vrai poulain pourtant, mais si bien proportionné qu’il semblait être un cheval adulte en réduction. Il n’avait pas les longs membres grêles et les mouvements désordonnés de ses pareils à la naissance. Gamine le lécha avec passion. Il était blanc, de ce blanc pur qui n’appartient qu’aux albinos dont il n’avait cependant aucune des autres caractéristiques. Ses premiers soins maternels donnés, Gamine tendit le flanc, et tout naturellement le poulain s’approcha pour téter, quand une piqûre aigüe fit faire un écart à la mère. Elle tourna la tête vers son rejeton et aperçut ce que ses mauvais yeux noyés de sueur et de larmes n’avaient pu remarquer d’abord, et que ses coups de langue répétés avaient apparemment évité : entre les deux oreilles du poulain, là où retombait mollement une boucle de la crinière ondulée, au milieu du front, se dressait une corne, une seule, délicatement torsadée, d’un gris perle nacré. Comme s’il avait compris, le petit releva davantage le chanfrein pour ne pas blesser sa mère, et il but à longs traits.
Ainsi naquit l’enfant-licorne, fils de Pégase et d’une vieille jument de labour, fils du Rêve et de la Misère.
Les fermiers en furent pour leur stupéfaction. Les références leur faisaient défaut, comme c’est le cas de beaucoup de gens à propos des licornes, des centaures et des chevaux ailés. Si le poulain les surprenait par son exceptionnelle beauté, ils ne virent dans sa corne qu’une anomalie, un caprice de la nature, pour tout dire une malformation. Et les originalités font toujours mauvais effet dans un environnement rural. Dans tout environnement humain, du reste…Alors, on n’en souffla mot à personne, laissant la mère et le fils au fond du pré, à l’abri des regards. Jusqu’au jour où, délaissant la mamelle, ce dernier se mit à prendre goût à l’herbe.
Cette ultime maternité avait un peu plus épuisé Gamine. Elle était vraiment devenue une rosse, ce pauvre animal épouvantail dont se délectent les caricaturistes….Il fallait, et cette fois le Toine en tombait d’accord, l’ envoyer au plus tôt , puisque le poulain était sevré, à ce destin qu’on réserve encore dans notre monde civilisé, aux vieux serviteurs inutiles.
Restait la question du poulain… « Peut-être qu’un cirque… » alléguait la fermière. En tout cas, Gamine s’en irait dès le lendemain.
La nuit au pré, un ciel lourd et sans étoiles, et dans le cœur de la vieille jument si lasse, une angoisse qu’elle ne pouvait s’expliquer : c’était simplement que sa propre faiblesse rendait vulnérable son petit. Elle essaya de le faire rapprocher d’elle avec ce tendre grognement modulé qui était leur langage à eux. Mais le poulain s’ébrouait, comme pour dire non, et restait à distance, levant de temps à autre, dans l’expectative, ses oreilles et sa corne vers le ciel. Gamine s’abattit, à bout de force. C’est alors que l’air vibra de l’ample battement qu’elle avait déjà connu. Là-bas, loin d’elle, le poulain hennissait, se cabrait courait en rond, ruait avec enthousiasme. « Il » était là, flairant l’encolure du petit, le caressant de ses ailes. Gamine ferma les yeux, l’étalon était de retour, son père était là, le petit ne risquait plus rien. C’était bien, il n’y avait plus qu’à sommeiller en attendant le petit jour, si elle y arrivait…
Mais pourquoi, tout à coup, ces doubles piaffements, tout proches cette fois ? Pourquoi les grandes rémiges, dans leur mouvement, parvenaient à la soulever, elle si pesante, et pourquoi, comme pour jouer, le poulain l’aiguillonnait gentiment de sa corne, afin qu’elle se lève. Et elle se leva…Une foulée d’abord, puis une autre qui devint galop, un galop qui devint une course folle, une course qui devint envol aux côtés des deux autres ! Demain, il n’y aurait rien dans le pré, en dehors d’une herbe piétinée, rien, pas même une vieille carcasse à récupérer. En compagnie des deux autres, Gamine était partie pour le pays méconnu où vivent librement les centaures, les chevaux ailés, et les enfants-licornes.