Réparation du désastre par Lucien Guérinel

Certes, l’urgence des travaux d’Hercule, moulte fois consignée, attestait de l’urgence de l’action à mener contre les abominations d’une certaine humanité. J’ose parler de la réparation d’un désastre après la consignation ininterrompue des ruptures de société, jusqu’aux démembrements, signes incontestables de la ruine, de l’effacement, de la dissolution. Au point même que la question prioritaire reste celle de savoir si une réparation est encore envisageable. Alors, parler de la « réparation du désastre » sous l’appel et, pourquoi pas ?, dans le geste qui nous revient au titre de l’unité, n’évoque rien moins que la maîtrise publique. Avait-on déjà oublié les exactions en territoire parisien venues des « gilets jaunes » ? Et, il va sans dire, celles bien plus graves de mai 68, qui nous ont valu de surcroît des accents de triomphe ?

Rappelons, succinctement, les étapes modernes de la fragilité de cette maîtrise, au seul gré des événements qui y ont contribué et de ceux qui en furent la source. Les tribulations tragiques du colonialisme, les découpes impertinentes de l’Assemblée Nationale, le jus noir qui en sortit au titre des vendanges républicaines, la friabilité de l’ensemble au sortir de l’analyse criante des faux-pas jusqu’aux manquements plus avérés face à la chose publique, l’opiniâtreté de la certitude tôt démentie par l’actualité, sans compter l’insolence mêlée au remords obligé, — que d’ornières, de désaveux, d’obstétrique expéditive !

 Je crains fort que la république n’y survive pas, ce qui est particulièrement inquiétant face à l’absence d’alternative… Res publica, titre originel et qui invitait au sacre indéfectible de la raison populaire, voie maternelle entre toutes, sous l’intransigeante condition de la fidélité, du respect, voire de la foi sociale. Au lieu de quoi, les rubans multicolores glissent dans les caniveaux, la nuit tombe, plus personne n’ose se regarder, les enfants sont déjà des reîtres ! Par distraction du pouvoir ? De la famille ? Des institutions ? De tous ? Holà ! N’en jetons pas autant. Par les délégations secrètes avivées du fait du système mondial de la communication qui constitue des fortunes en instituant des « réseaux » qu’on peut appeler « sociaux » tant que l’on voudra, rien n’étant plus « antisocial ». Ils n’en sont pas moins une injection permanente d’outrances de toutes sortes. Le mot « outrances » couvre tout ce qui découle du terrorisme. Une sorte de prêche mondial de la haine. Les communiqués journaliers en témoignent, hélas. L’actualité forme réquisitoire. L’apparent bouclier de la République s’avère être une dérision.

 Même ce qui est raisonnablement regardé comme institutionnel, donc solide, de « bon grain », s’effiloche sous nos yeux du fait d’un mal profond que personne ne consent à diagnostiquer, que je nommerai volontiers la gestation contrariée. L’expression s’étale comme un désastre, raison de l’urgence : la femme, désignée ici autrement que par quelques vulgarités si affreusement négociables sur la place publique, se doit d’être indignée, par ses propres distractions déjà, et bien davantage encore par les apprêts sournois d’une cohorte  de voyageurs s’abritant sous des anonymats ravageurs pour s’autoriser une rage exclusive. Bon grain que tout cela ? D’ailleurs, l’instauration de partis politiques n’est-elle pas, en vrai, la source même de cette discorde profonde, ouvrant la voie de toutes les dérives funestes ?

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En somme, comment réparer un navire qui vient de couler sous nos regards ? La question vaudrait d’être posée s’il y avait ne serait-ce qu’une hypothèse d’être entendue. Mais allez dire de la République qu’elle est chancelante ! Nous entendons déjà les salves de protestation ou, plus précisément, de mépris. Le terme « violence » ne pouvant pas être écarté, restent les mots qu’on évite de prononcer dans l’embarras. Par exemple, le commandant du Titanic n’est pas sorti de sa cabine pour parler de sa distraction momentanée… Encore moins, opiniâtre ! Il n’a pas reçu sa feuille de paie avec l’indication « retenue sur salaire ». La mer recouvre tout cela sans effort.

C’est donc bien qu’il est temps de réhabiliter le devoir de vigilance qui s’impose à toute société revendicatrice de sa liberté. Un désastre ne se traite pas à coup de fumigations. C’est la dignité d’un pouvoir qui est en cause.  Mai 68, fracassante insurrection, irrecevable dans sa manifestation guerrière a donné lieu à des « traitements » invraisemblables de veulerie, en lieu et place d’une réflexion de haute tenue intellectuelle et morale, qui s’imposait depuis …toujours. Cet épisode aurait dû nous suffire pour établir une authentique prévention du malheur. Le désastre aujourd’hui répond, l’Etat est désemparé, le peuple, démoralisé. Et que peut-on escompter d’une jeunesse si particulière face à une jeunesse qui continue de préparer son avenir dans les seuls efforts de l’apprentissage et de l’étude ?

L’égalité des citoyens ne peut se concevoir que dans une préparation infaillible de l’intelligence populaire, c’est-à-dire en vue d’un ensemble harmonieux qui prendra les chemins seulement prévisibles par les seules capacités individuelles. Que nous sachions, l’Ecole publique, donc républicaine, de notre pays n’a pas encore songé à pratiquer la ségrégation ! L’honneur d’une république est de préparer avec une ardeur constante, infaillible, la juste place de chaque citoyen, sans tyrannie ni oppression de quelque ordre que ce soit, cependant sans complaisance pour tout ce qui s’y oppose ! Ni religion, ni race. Le mot peuple doit impérativement se défaire des petits arrangements sociétaux qui le défigurent regrettablement. « Aimer est quelque chose et le reste n’est rien » a écrit Théophile Gautier, qui regrettait par ailleurs qu’on eût besoin d’un palais pour recevoir les députés d’une république. J’y verrais volontiers son contrepied.

En fait, tout sent mauvais dans notre société. Les tentatives de sacralisation comme les sempiternelles références aux offenses populaires, qui vont jusqu’à rendre impensable un seul croisement de regards. C’est ce qu’on nomme « avancées sociales ». Recul mortel en fait, qui confirme ou génère, la violence historique dont nous sommes toujours témoins, donc victimes.

Faut-il rappeler que nous sommes le seul pays d’Europe à connaître itérativement les mêmes violences sur un même fond historique en vérité, vis-à-vis desquelles nous ne pouvons avoir de parades rassurantes ne serait-ce que par … évidence. Nous n’allons tout de même pas ressortir à tout bout de champ nos sempiternels mouchoirs, ni nos belles petites devises pseudo-philosophiques !

 P.S. * Mais à quoi sert donc l’écrivain ? Je recopie ici le premier paragraphe de « Le moment  fraternité » de Régis Debray : « L’individu est tout et le tout n’est plus rien. Que faire pour qu’il devienne quelque chose ? Comment, au royaume éclaté du moi-je,  sceller encore une complicité, en dehors de la maison, du stade et du bureau ? Questions urticantes, mais que je ne crois pas intempestives. Elles tenaillent obscurément l’envie que l’on n’ose encore s’avouer d’un autre horizon que notre va-et-vient  affolé entre soif de gain et peur de perdre, et elles appellent une réponse sans fard ni tabou. Ce livre, on l’aura compris, n’a pas son lieu de naissance dans une bibliothèque. Il est né du croisement d’une mémoire intime avec la vie de tous. Dans la conviction que l’économie seule ne fera jamais une société. »

(texte publié en 2009 par Gallimard).

**Autre citation, de Philippe Muray : « Comme toujours l’étymologie a raison : la banlieue n’est pas un lieu, c’est le bannissement même de l’idée de lieu, une délocalisation radicale et définitive. » (Désaccord parfait, tel Gallimard 1998).

***Et petite question personnelle : à quoi servent donc les auteurs (les vrais) qui, exactement face à la société française, s’emploient, avec talent de surcroît, à recenser, à définir le mal qui continue de ronger notre anatomie républicaine ?

                                 

Lucien Guérinel