Voyage au pays des genres

Voyage au pays des genres. Aspects méconnus du masculin et du féminin dans la grammaire française et dans celle du grec ancien, avec méditation sur le chat et le saucisson

par Jean-Victor Vernhes

Article publié sur le site Internet de Connaissance hellénique ( http://ch.hypotheses.org ), nouvelle version, revue par son auteur, d’un article paru dans le n° 125 (octobre 2010) de Connaissance hellénique, n° sur papier.

 

1  « Vous avez une jolie chatte. » « Non, c’est un chat. »

Un genre grammatical est : a) un principe de classification b) un principe de liaison syntaxique par le phénomène de l’accord.

Ainsi nous avons l’habitude, en français, de classer les noms en masculins et féminins. Le caractère masculin ou féminin d’un nom se répercute sur l’article, sur l’adjectif, et sur le participe passé des verbes. Dans l’expression « La merveilleuse occasion que je t’ai offerte ! », le mot occasion est féminin, et le phénomène de l’accord répercute cela sur l’article la, sur l’adjectif merveilleuse, et sur le participe passé offerte.

Une fois posé le critère de classification, et le processus de liaison syntaxique opéré par le phénomène de l’accord, voyons comment les mots se répartissent entre les genres masculin et féminin. Les êtres de sexe mâle sont désignés par des mots de genre masculin (le chien, le lion, le directeur…) ; les êtres de sexe femelle sont désignés par des mots de genre féminin (la chienne, la lionne, la directrice…). Les êtres qui ne sont ni mâles ni femelles seront arbitrairement classés par la langue française dans les catégories grammaticales du masculin et du féminin : la chaise, le plafond, etc. L’allemand les répartit, tout aussi arbitrairement, entre le masculin, le féminin et le neutre. Vous voyez ici apparaître la distinction entre genre motivé et genre arbitraire. Occupons-nous seulement, pour l’instant, des emplois du genre motivé en français.

Un visiteur venu chez moi m’a dit un jour aimablement : « Vous avez une jolie chatte. » J’ai rectifié en disant « Non, c’est un chat. » Ici les choses sont toutes simples : le terme féminin désigne l’animal femelle, et le terme masculin désigne le mâle.

Imaginez maintenant que vous circuliez avec moi en voiture. Un petit animal traverse vivement la route, et je m’écrie : « Tiens, un chat ! » Vous dites tout simplement « Ah ! oui ». Mais si je m’écrie : « Tiens, une chatte ! », vous réagirez en me demandant si j’ai l’acuité visuelle d’un pilote de chasse pour avoir ainsi pu discerner le sexe de l’animal. Dans la première phrase, en disant ‘chat’ au masculin je ne me suis en réalité pas prononcé sur le sexe de l’animal : c’est que le genre dit ‘masculin’ est mal nommé : il peut signifier qu’on ne précise pas le sexe d’un être qui pourtant est sexué. Sa signification de base est l’indifférenciation sexuelle. Il est tout bonnement asexué, et c’est seulement dans certains contextes qu’il prend, comme on le voit dans le paragraphe précédent, une valeur vraiment masculine. Seule la féminité dispose vraiment d’un genre grammatical !

 

2  Une femme dispose du féminin et aussi du masculin

Passons au problème de l’accord. Dans une phrase comme Cet avocat et cette avocate sont tous deux très compétents, l’attribut commun d’un mot masculin et d’un mot féminin se met au masculin. Je revois ma professeur de français, en classe de sixième, nous expliquer que « le masculin l’emporte sur le féminin… parce que le masculin est le plus fort », en faisant du bras le geste de quelqu’un qui veut faire admirer ses biceps. Or, telle n’est pas la vérité de la langue. En réalité, le masculin s’impose ici à cause de son indifférenciation sexuelle. On a fait à la langue une mauvaise querelle. Ce n’est pas elle qui est sexiste en l’occurrence, mais les explications que les grammairiens ont données. Honnis soient-ils !

Du fait de cette indifférenciation, une avocate peut dire : « L’avocat de cet accusé, c’est moi. » En vertu du fonctionnement réel de la langue, une femme peut faire usage de son genre spécifique, le féminin, mais elle dispose aussi du masculin, tandis qu’un homme ne peut disposer ainsi du féminin. Si la langue était correctement décrite, les féministes ne devraient-elles pas être ravies, et se réconcilier avec elle ?

 

3  Le genre « animal » et les genres « plat », « sphérique », «aggloméré »

Ces faits ne sont pas toujours bien connus. Ce qui est encore moins connu, c’est le caractère tout à fait relatif des critères de classification qui créent les genres grammaticaux. Nous sommes tellement habitués à l’opposition linguistique du masculin et du féminin que pour nous le genre grammatical ne peut se référer à autre chose qu’à cette opposition sexuée.

Or, l’examen de diverses langues montre que l’opposition des genres peut s’organiser sur de tout autres critères[1]. Si on veut dire en bantou « Ce lion sauvage qui est venu ici est mort », le mot lion, qui est de genre animal, aussi bien au niveau de la grammaire qu’à celui du réel, imposera au démonstratif (ce), à l’adjectif (sauvage), au relatif (qui), aux verbes (est venu, est mort), de prendre par accord la marque du genre animal ! De nombreuses langues amérindiennes ou asiatiques ont recours aux notions les plus variées pour organiser le système grammatical du genre : on trouve ainsi le genre plat, le genre circulaire, le genre sphérique, le genre aggloméré… Et dans ces langues, ce sont de telles notions qui régissent la classification des noms en genres et le phénomène de l’accord.

 

4  Les genres en grec et en indo-européen

C’est dans ce contexte général de possibilités extrêmement diverses pour le phénomène du genre et de l’accord qu’il faut situer le critère adopté par l’indo-européen, dans son état le plus ancien, pour l’organisation de son système de genres : ce critère est l’opposition bien connue de l’animé et de l’inanimé. Les cas directs de la troisième déclinaison du grec ancien portent nettement la marque de cette ancienne répartition :

ANIMÉ                                              INANIMÉ

εὐδαίµων ‘heureux’               εὔδαιµον ‘heureux’

κόραξ ‘corbeau’                       σῶµα ‘corps’[2]

C’est seulement dans la première et la deuxième déclinaisons qu’apparaissent en grec des marques morphologiques du masculin et du féminin.

C’est dans une couche plus récente de l’indo-européen que le genre animé se scinde en masculin et féminin :

ANIMÉ                                                       INANIMÉ

MASCULIN      FÉMININ

La répartition des substantifs de genre animé en masculins et en féminins dans les langues indo- européennes nous paraît comporter, comme nous l’avons signalé, une large part d’arbitraire. Mais cette part d’arbitraire peut être réduite si nous songeons qu’elle correspond à des conceptions qui ne sont plus les nôtres. Ainsi on comprend que beaucoup de noms désignant des êtres productifs, comme la terre, ou les arbres, soient du genre féminin. On peut également considérer la terre (χθών, γῆ, terra, humus) comme féminine parce que fécondée, tandis que le ciel lumineux (*dyēw-, d’où les noms Zεύς et Jupiter) est masculin, etc… On a là une mentalité sous-jacente de type animiste. Ces considérations ont été développées par Antoine Meillet[3].

Peut-on réduire encore la part d’arbitraire ? Peut-on trouver pour un plus grand nombre de termes de genre animé des motivations justifiant le choix du masculin ou du féminin ?

Ainsi, pourquoi les formations de collectif et d’abstrait sont-elles de genre féminin ? Voyons des exemples grecs :

  • le suffixe collectif -ιά :

τὸ πράσον, le poireau     ἡ πρασιά, la planche de poireaux

λάλος, bavard              ἡ λαλιά, le bavardage

  • le suffixe d’abstrait -ία :

σοφός, sage                            ἡ σοφία, la sagesse

  • le suffixe d’abstrait -της, (génitif -τητος)

δίκαιος, juste              ἡ δικαιότης, la justice

  • des formations marginales comme :

κακός, mauvais             ἡ κάκη, le vice (valeur abstraite)

À première vue, on ne voit pas ce qui peut expliquer le caractère féminin de ces formations. En quoi peut- on considérer une collectivité ou une abstraction comme féminine ?

Mais peut-être convient-il de reprendre la notion de relativité des conceptions qui sont à la base des langues. Le système masculin-féminin qui organise les phénomènes auxquels nous faisons allusion est peut-être fort différent du nôtre. Il importe donc de critiquer celui-ci, et de se demander si un autre système conceptuel ne fournirait pas la clef du problème.

Lorsque nous pensons masculin-féminin, nous pensons souvent à une corrélation actif-passif, pénétrant- pénétré. Or c’est une convention culturelle qui est à la source de cette conception. Elle a été critiquée par Freud dans sa conférence sur La féminité[4].

L’ethnologie nous apporte également des éléments utiles. Margaret Mead[5] a montré les écarts entre les différentes traditions de masculinité et de féminité. Chez les Tchambulis, les femmes font le travail productif, dominent dans l’organisation sociale, et prennent l’initiative dans les relations sexuelles. Les hommes ont une fonction plus décorative. Entretenus par le labeur des femmes, ils passent leur temps à des choses artistiques et à organiser des danses pour des cérémonies.

Je ne veux pas dire que la solution aux problèmes de la linguistique grecque se trouve chez les Tchambulis, mais je veux simplement montrer que la relativité et le caractère de convention culturelle de l’opposition masculin-féminin doit nous inviter à chercher une autre clef[6].

Ainsi, nous pourrions considérer le féminin, non comme le pôle passif et réceptif, mais comme l’élément contenant-générateur[7]. Cela englobe dans un symbolisme plus complet l’aspect productif, signalé plus haut, du féminin. Ce symbolisme prend en compte : – le rapport sexuel, où l’organe mâle est contenu et comme pris par l’organe femelle ; – la gestation, où l’enfant est contenue dans le ventre de la mère ; – enfin, la mise au monde.

Un aspect de ce symbolisme, l’aspect contenant, rend compte de façon immédiate du rapport entre le féminin et le collectif : l’ensemble contient les parties, et la planche de poireaux englobe les poireaux. Mais qu’en est-il du rapport entre le féminin et l’abstrait ? Ici encore, il faut faire appel à la notion de relativité, pour l’appliquer à la notion d’idée générale. Il est classique de considérer l’idée générale comme dérivée par abstraction de l’expérience des réalités multiples : l’enfant fait l’expérience de divers objets de forme circulaire, et acquiert ainsi la notion de circularité.

Mais il est une autre manière de considérer l’idée générale : la manière platonicienne. L’idée platonicienne de cercle, le cercle en soi, n’est pas le concept abstrait auquel nous venons de faire allusion. Elle est la propriété de l’espace en vertu de laquelle il existe, dans un plan, un lieu géométrique (nommé cercle) équidistant d’un point quelconque nommé centre. Cette propriété fait exister tous les cercles réels et les contient tous virtuellement. On peut la considérer comme contenante-génératrice. Il n’est pas étonnant que l’idée « abstraite » ainsi redéfinie soit à ranger dans la catégorie du féminin telle que nous venons de la redéfinir.

On peut tenter d’exploiter ce résultat en l’appliquant à l’opposition de deux types archaïques de noms d’action en grec : le type τόµος et le type τοµή. Nous les traduisons tous deux par « coupure ».

Mais y a-t-il une différence ? On trouve un bon dossier de la question dans un ouvrage de Jean Gagnepain[8]. L’opposition est nette en ce qui concerne les deux mots que nous venons de citer : τόµος et τοµή.

On pourrait imaginer d’après la pensée de Jean Gagnepain, un schéma qui représenterait un objet découpé en tranches, un saucisson par exemple : les τοµαί (féminines) seraient les coupures génératrices des tranches, lesquelles seraient les τόµοι (masculins). On peut dire aussi que les τόµοι sont contenus dans la structure constituée par les τοµαί et n’existent que par cette structure : celle-ci peut donc être conçue comme contenante-génératrice, ce qui correspond bien au symbolisme archaïque proposé pour l’interprétation du féminin.

On peut tenter d’éclairer de cette façon les autres couples du même type. Ainsi ὁ βόλος, c’est le filet du pêcheur, mais ἡ βολή, c’est le coup de filet, le geste qui crée la trajectoire dans laquelle il est en quelque sorte contenu. C’est le féminin qui est le pôle actif.

L’étude des contextes ne permet pas de telles conclusions pour tous les couples, par exemple pour ὁ ῥόος et ἡ ῥοή, signifiant tous deux le courant, (et rien dans les emplois, du moins à première vue, ne révèle de différence appréciable). Dans ce cas, il faut éclairer les contextes par ce que les exemples les plus clairs ont révélé du système. Nous pouvons ainsi concevoir la ῥοή comme la structure active qui anime le ῥόος. Une longue intimité avec le grec doit pouvoir donner l’intuition de ces différences.

Ce qui complique l’étude, c’est que dans une famille étymologique, chaque mot subit son destin particulier, et connaît des évolutions séman-tiques indépendantes, ce qui crée des divergences d’autant plus importantes que la formation est plus ancienne. On le verra par exemple en étudiant dans un dictionnaire le couple φόρος-φορά. Cependant, malgré ces divergences, on pourra discerner, là encore, le schéma proposé.

 

L’étude d’un langage révèle le mental qui lui était sous-jacent au temps de ses lointaines origines. Ce mental sous-jacent ne correspond pas forcé-ment aux conceptions de la société qui a hérité de ce langage à travers d’innombrables générations. Il peut y avoir d’importants décalages entre l’image que la Grèce antique se fait de la féminité et celle, venue du fond des âges, qu’elle véhicule plus ou moins inconsciemment dans sa langue.

« Ainsi donc » me dit un jour malicieusement une étudiante « le thé est du masculin et la théière est du féminin parce que le thé est dans la théière !!![9]». Mais non ! Ces considérations ne prétendent pas définir toute opposition masculin/féminin , mais se bornent à l’aborder de façon nouvelle à partir d’une zone du vocabulaire grec.

 

Jean-Victor Vernhes

Maître de Conférences honoraire

Hantant encore l’Université d’Aix-Marseille

 

Notes

  1. Sur cette question, voir en particulier Edward Sapir, Le langage, p. 92 et suivantes. Nous nous référons ici à la traduction française, par Solange Marie Guillemin, parue dans la Petite bibliothèque Payot, de l’ouvrage d’Edward Sapir : Language, an Introduction to the Study of Speech (1921).
  2. Chez Homère, σῶµα est le corps inanimé (comme l’anglais corpse).
  3. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, I, 1921, p. 221.
  4. Freud, La féminité, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Collection Folio, Gallimard, p. 155.
  5. Margaret Mead, Sex temperament, Londres,
  6. D.J. West, Homosexualité, Psychologie et sciences humaines, Bruxelles 1970.
  7. Ce concept se voit clairement dans la pensée hindoue avec l’opposition Purusha/Shakti (Shakti, féminine, est créatrice et détient la puissance, tandis que Purusha pense).
  8. Gagnepain, Les mots grecs en -ος et -ᾱ, Paris, 1959.
  9. Cette étudiante aurait sans doute aimé lire De La Catégorie Du Genre (Paris 1906), ouvrage étonnant, et plus d’une fois pénétrant, du polygraphe Raoul de la Grasserie (1839-1914), auteur d’une foule de monographies linguistiques.